Politiques publiques de la culture

Contraintes et influences du droit européen et sa traduction en droit français

Que l’activité des entreprises, entendues ici dans une sémantique européenne qui ne différencie pas celles du capital et celles de l’économie sociale (associations, sociétés coopératives), soit inscrite dans le champ de la libre concurrence et du libre échange, est partie intégrante et fondatrice de notre Union Européenne. Au-delà du charbon et de l’acier des origines (C.E.C.A.), il était donc naturel que les services épousent une même logique, y compris les services rendus par des associations et/ou des structures de l’économie sociale si ces dernières ne peuvent démontrer leur spécificité de biens communs sociaux.

 

Ce débat a pris une actualité particulière en 2003 avec l’arrêt Altmark de la Cour de Justice de la Communauté européenne puis avec le « Paquet Monti-Kroes », la Directive Services de 2006 et sa traduction en droit français (Circulaire Fillon notamment), enfin plus récemment avec le nouveau « Paquet Almunia » dont une première communication a été rendue le 20 décembre dernier ; une question donc rendue ardue et complexe en raison d’un enchevêtrement de règles juridique (1) qui traduisent toutefois de véritables enjeux politiques pour l’action publique de la culture en Europe comme en France.

 

 

L’arrêt Altmark statue sur l’appréciation des compensations de service public, la subvention française étant ici comprise comme telle, soit une compensation du service rendu au nom de l’intérêt général. Deux commissaires européens, Mario Monti et Neeli Kroes, ont établi à sa suite des règles adoptées par le Parlement et la Commission. Si ce « Paquet Monti / Kroes» a aujourd’hui expiré depuis la communication de Joaquin Almunia de décembre 2011, nombreux sont les éléments qui demeurent d’actualité, notamment son objet  même, la définition de la notion de Service d’Intérêt Economique Général (SIEG). Les Services d’Intérêt Economique Général désignent des activités économiques qui ne sont pas produites par les seules forces du marché mais fournies dans l’intérêt public avec obligation de service public. La compensation (la subvention) de service public (Etat et Collectivités territoriales) peut alors s’avérer nécessaire pour pallier les coûts supplémentaires (2). Ces services peuvent couvrir des activités commerciales de grande ampleur, comme l’énergie, le transport public mais n’excluent pas de principe, hors notification argumentée des Etats, la culture.

 

Le "paquet Almunia"

Trois critères cumulatifs doivent être observés pour déterminer le caractère licite ou non des aides publiques : la puissance publique doit donner un mandat à l’association ou à la structure de l’économie sociale pour exercer des missions clairement établies, ce mandat doit être une mission de service public et les fonds alloués compensent le coût de mission de service public. Si ces critères sont remplis, la collectivité peut délivrer une aide qui doit être notifiée à l’Europe au-delà d’un certain montant que la proposition rendue par le commissaire européen chargé de la Concurrence, Joaquin Almunia, a établi dorénavant à 500 000 € sur trois ans (contre une seuil de minimis de 200 000 € pour le « Paquet Monti-Kroes »).

 

Au-delà de ce seuil de minimis revu à la hausse, le futur « Paquet Almunia », quand il sera définitivement approuvé, propose un nouveau cadre de réglementation qui fait une synthèse des textes précédents et de la jurisprudence visant à la simplification des Services d’Intérêt Economique Général. Sont ainsi exclus de l’obligation de notification à l’Europe, des services sociaux plus étendus (hôpitaux, soins de santé, garde d’enfants, …). Quant au plafond de déclaration, il est abaissé à 15 millions du chiffre d’affaires de l’entreprise contre 30 millions précédemment. Notons que la proposition de Joaquin Almunia rassemble également des documents méthodologiques qui viennent préciser la notion de mandatement, c’est-à-dire l’acte officiel par lequel une autorité publique confie à un prestataire la charge de gérer un service public (3) et la manière de déterminer le montant de la compensation que les pouvoirs publics accordent à une entreprise (ou une association) quand elle exerce une mission de service public.

 

Le « Paquet Almunia » intègre également la Directive Services de 2006 (4) et la prise en compte des Services Sociaux d’Intérêt Général. Cette directive oblige à soumettre aux règles de la concurrence toute offre de service hormis certains services sociaux et devait se traduire en droit national pour chacun des Pays européens. Contrairement à d’autres, la France n’a pas choisi de transposer intégralement la Directive Services en droit interne, mais de segmenter secteur par secteur la transposition. On retrouve ainsi dés 2009 une loi sur le logement social qui choisit par exemple de les exclure de la notion de Service d’Intérêt Economique Général. A l’inverse, la circulaire dite Fillon du 18 janvier 2010, qui redéfinit les modalités de financements aux associations et entreprises sociales notamment du champ culturel, a choisi de pas exclure ces derniers des Services d’Intérêt Economique Général et de ne pas les inclure dans les Services Sociaux d’Intérêt Général, c'est-à-dire assimilés aux « besoins vitaux » de l'être humain, visant à lui permettre de bénéficier de ses droits fondamentaux tels que la dignité et l'intégrité de la personne (5).

Comme on peut le voir, le droit communautaire est appelé itératif et se constitue au fur et à mesure. Il est donc certes contraignant mais aussi parfois imprécis voire contradictoire. En revanche, il n’est pas figé et l’on peut agir sur lui, à condition de respecter les modalités mises en œuvres par l’Europe, ce que l’Etat français s’est refusé à faire ces dernières années, soit par volonté, soit par manque de suivi et de réactivité (6).

 

Que nous disent ces textes, et notamment la dernière communication et la traduction dans le droit français via la Circulaire Fillon. D’abord que les mesures du « Paquet Almunia » sont limitées ne seraient-ce que parce qu’elles ne s’appliquent qu’à des associations recevant plus de 500 000 € sur trois ans d’aides publiques cumulées, ce qui exclue bon nombre de structures d’économie sociale soutenues (compagnies artistiques, opérateurs culturels de proximité, événementiels à rayonnement local, …). D’autant que les Etats ont également loisir de faire appel à l’Article 107 3d du dernier Traité, qui considère que les aides publiques sont compatibles si elles sont destinées à promouvoir la culture sans altérer les conditions des échanges et de la concurrence en Europe ; en clair si aucun contentieux ne vient faire la preuve du contraire.

 

Mais elles ont toutefois un impact fort, au-delà du juridique dans la notion politique de Service public de la culture en France. La prise de position de l’Etat notamment au travers de la circulaire Fillon de 2010 traduit tout d’abord une non intervention européenne pour exclure des SIEG des services d’intérêt général pourtant majeurs comme ceux de la culture, ce qui dans la pratique revient à considérer l’ensemble des activités associatives culturelles et artistiques comme des activités avant tout économiques relevant de la concurrence et qui méconnaît l’objet social de ces associations (pratiques culturelles, lien social, bénévolat, …), puis une surinterprétation des règles par la France (règles dorénavant en contradiction avec la communication Almunia ne serait-ce que sur la définition des seuils), notamment en généralisant des marchés publics là où l’Europe n’interdisait pas la subvention pour Services d’Intérêt Economique Général mais la cadrait ; une manière en lui substituant la notion de compensation de surajouter appels d’offres, appels à projets, marchés publics dans le domaine culturel et artistique sans que pour autant ces derniers se révèlent être, de manière généralisée, judicieux. Encore une fois, cette mise en concurrence n’est pas obligatoire si les minimis ne sont pas atteints (voire encore amplifiés, la première proposition Almunia s’élevait à 800 000 € sur trois ans), si l’autorité publique décide d’utiliser ses propres services ou une structure placée sous son contrôle (notion européenne du in house ou « opérateur intégré »), s’il n’existe qu’un seul opérateur susceptible de fournir le service, si le tiers en a pris l’initiative dès lors que l’action de ce tiers répond à un objectif d’intérêt général.

 

Enfin, de manière particulière, les remarques tardives et incomplètes de la France6 auprès de l’Europe dans le cadre de la Directive services pour nos licences d’entrepreneurs de spectacles ont supprimé la licence d’agent artistique et les licences temporaires pour des entreprises basées hors territoire national, remplacées par une déclaration auprès des autorités compétentes ( !?) (7), ce qui exclut le besoin de conclure un contrat avec un entrepreneur titulaire d’une licence française. Voilà qui rend la loi du 22 mars 2011, qui maintient les Licences d’Entrepreneurs de Spectacles de catégorie 1, 2 et 3 avec durée limitée là où l’Europe accepte une autorisation illimitée, inapplicable où tout du moins non résistante à un quelconque contentieux auprès de la Cour Européenne de Justice (8).

 

 

Quels risques aujourd’hui pour l’action publique et plus particulièrement le soutien apporté par les Collectivités territoriales et l’Etat au tissu associatif ?

Rappelons tout d’abord que si la notion de spécificité de notre champ culturel français au regard de l’Europe n’a pu être véritablement entendue, c’est certes parce que nous ne l’avons pas suffisamment affirmé dans les temps voulus, c’est surtout parce que la détermination juridique de la notion d’intérêt général de la culture dans le droit français, qui ferait qu’elle ne relèverait pas d’une activité économique et d’un marché, est insuffisamment déterminée ; difficile alors de la notifier à l’Europe avec le risque de nous voir happer par d’autres modèles européens ; difficile également, au local, de bien la transcrire juridiquement et politiquement à nos partenaires associatifs et d’économie sociale même si les outils existent : intégration de services aujourd’hui associatifs en Régies, Etablissements publics, Délégation de Services Publics, simple convention sans mise en concurrence quand l’initiative n’émane pas de la Collectivité mais établie à partir d’un schéma voté définissant des obligations de services publics, nécessaires marchés (9) et appels d’offres dans des cas précis de services économiques, …

Mieux déterminer la notion d’intérêt général de la culture en France, notion qui dépasse le simple loisir marchand économique en reconnaissant l’objet social (biens collectifs), pourrait être également l’occasion de s’extraire de la confusion que nous entretenons entre « épicerie culturelle », certes parfois de qualité, « visant à la satisfaction des individus et qui pourrait se résoudre dans un système marchand » et respect de la dignité, de la diversité et des droits culturels des personnes, « rôle essentiel de la culture pour la construction du Vivre ensemble (…) (10)». Une manière de faire valoir la spécificité du champ culturel européen sans pour autant faire exception puisque l’article 2 du Traité de l'Union souligne que : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ».

 

En l’absence de définition juridiquement établie et encouragée tant par une montée en puissance technocratique d’un risque supposé de requalification (la « sécurité maximum ») et par les difficultés financières actuelles rencontrées par les pouvoirs publics, grande est la tentation de faire passer nos associations d’une position de partenaires à une position de prestataires. Avec des conséquentes immédiates : une remise en cause des financements publics pour les associations (11) qui entraînent des menaces en terme d’emplois, une gouvernance et notamment un bénévolat fort mis à mal et un besoin de technicité et de formation croissant avec le risque de voir disparaître le sens derrière la forme et de générer une sous-traitance à des cabinets externalisés relevant eux clairement du domaine économique. En une phrase et pour faire référence à un des spectacles de l’Atelier de Mécanique Contemporaine de Jean-Philippe Ibos : « les petits écrasés par les gros » ! Le temps pourrait donc bien être venu de reconstruire un véritable partenariat public-privé, inscrit dans le temps et dans les territoires, entre Etat-Collectivités et associations-entreprises de l’économie sociale, affirmant le dynamisme de la société civile et un cadre publique de l’intervention.

 

Etre plus présent dans l'Europe culturelle

Tout ceci démontre notre besoin d’être plus présent dans une Europe culturelle. Le « Paquet Almunia » ne sera validé quand avril 2012, nous pouvons peser sur les minimis et une meilleure définition de l’intérêt général économique. Concernant la Licence d’Entrepreneurs de Spectacles, voyons, en concertation avec les organisations professionnelles, comment nous pouvons définir les critères de l’autorisation préalable en France et mieux définir les engagements en terme d’emplois, de statuts, de sécurité des êtres humains, de parité sans être pour autant en désaccord avec la Directive services.

Enfin il conviendrait bien sur de peser sur la rédaction du programme cadre pour les secteurs de la culture et de la création (2014-2020) qui est en cours de discussion et qui, en l’absence de suivi concret et concerté, pourrait bien nous apporter de nouveaux déboires sous l’intitulé « libérer le potentiel des industries culturelles et créatives » (12).

 

François POUTHIER

Audition sénatoriale Culture et Départements février 2012 (13)

Télécharger l'audition et retrouver la note de synthèse finale du Sénateur Vincent Eblé sur "l'influence du droit communautaire sur le financement des services culturels par les Collectivités territoriales" d'avril 2012.

 


1 - DESCHAMPS (François), Le secteur culturel coincé entre la « Directive Service » et les marchés publics, La Lettre du Cadre Territorial, 17 février 2011.

2 - ASSEMBLEE DES DEPARTEMENTS DE FRANCE, Guide pratique opérationnel, les Départements et les SIG, 2011.

3 - Toutes les informations nécessaires pour créer un service public local en respectant la législation en matière d’aides d’Etat : les notions clés, les jurisprudences, etc. »

4  - Directive 2006/123/CE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.

5 - LUCAS (Jean-Michel), alias Dr Kasimir Bisou, Comment placer l'enjeu culturel au centre de la responsabilité publique et non plus dans l'exception du système marchand ?, Rencontre artistes, territoires, habitants, 24 juin 2011, Encausses

6 - Notons ainsi que l’Etat français avait les moyens de faire des remarques à l’Europe dans le cadre de la Directive services, notamment pour la question de la Licence d’Entrepreneur de Spectacles. Il l’a très peu fait ou tardivement : la date butoir européenne était le 28 décembre 2009, le rapport de synthèse a été présenté le 20 janvier 2010 sans concertation avec les organisations professionnelles et sans motivation, ce qui a valu à la France un notification d’infraction.

7 - CENTRE NATIONAL DES VARIETES, La licence d’entrepreneur de spectacle face à la directive services de la Commission européenne. Quels enjeux pour la profession et ses financements ?, 16 avril 2010, Printemps de Bourges.

8 - LA LETTRE DE NODULA, Le système d’autorisation encadré par la directive services, N°208, mars 2011.

9 - Rappelons l’existence des MAPA, Marchés à Procédures Adaptées sans mise en concurrence mais clairs et égalitaires.

10 - LUCAS (Jean-Michel) op.cit.

11- FRANCE ACTIVE, Financement des associations et propositions de la CPCA et de France Active, janvier 2012. A partir d’une grande enquête sur les besoins de financement, intitulée "Associations, comment faites-vous face à la crise ?", la restitution des résultats le 17 janvier dernier par la CPCA et France Active a fait apparaître une baisse de l’aide publique aux associations des Régions et des Départements, et dans une moindre mesure des communes. 12- Livre vert du 24 mars 2011

13 - Remerciements particuliers à Catherine Bertin (Assemblée des Départements de France), Cathy Bienfait (Centre de ressources iddac Gironde), Rachel Fourmentin (Conseil général du Val de Marne) et la Représentation de l'Ile-de-France à Bruxelles.