Économie de la culture

Créa'Fonds, un fonds d'aide pour une économie solidaire de la création

Le 5 février 2010, artistes, opérateurs culturels et structures de l'économie sociale signent à Canéjan (33), lors de la première girondine de High Dolls, le dernier spectacle de l'Opéra Pagaï, une charte triennale qui les implique dans un fonds mutuel d'accompagnement à la production et à la diffusion du spectacle vivant, mutualisant ainsi des fonds parcellisés et fragmentés et confortant l’emploi artistique et culturel.

Si le bien fondé de la présence du culturel dans la cité n’a plus à convaincre en matière d’intervention publique et de diffusion voire de consommation de biens et de loisirs, les mutations qui ont affecté le domaine de la culture ont confirmé et amplifié l’érosion et la dispersion progressive des capacités de soutien aux créateurs et aux structures de production. La création se voit ainsi confrontée à une double contrainte : d’une part, les enjeux économiques et sociaux sont importants tant pour la valorisation des territoires1 que pour l’emploi des artistes ; d’autre part les moyens demeurent limités, les

ambitions hétérogènes et parfois confinées à une « fuite en avant» qui rendent précaire les œuvres, les créateurs et leurs structures d’entreprenariat artistique2.

Des moyens inédits doivent donc être consacrés à la création, ne serait-ce que pour s’engager de manière durable et combattre les éléments substitutifs qui pallient une économie déficiente. Essentielle à la création artistique, l’aide apportée en production aux visages distincts et complémentaires (co-production, résidences et présence artistique, « travail invisible », commandes)3 ne peut se dissocier d’une rencontre avec la population. Création et diffusion sont ainsi intimement liées et tendues vers un objectif commun : celui de l’adresse au public.

Au regard de ce constat d’une création qui montre un émiettement des aides en production, générant précarité de l’emploi et offre artistique multiple4, à la diffusion instable et aux moyens limitées, la tentation pourrait être de faire appel à la doctrine du libre échange et du profit, où « la valeur économique est supérieure à la valeur culturelle »5. En laissant l'offre artistique à la seule loi de la demande, ne resterait alors qu'à définir un bon niveau de concurrence tout en régulant le marché6 par des mesures redistributives et un mécénat de prestige et réciprocitaire. L’enjeu peut être, bien entendu, de renforcer purement et simplement l’aide publique ; une fois de plus, pourrions-nous dire avec les limites connues et «l 'utopie malrucienne » soulignée par Jean-Michel Lucas: d’une part, le soutien public, même s’il est resté modeste au regard des enjeux de société, n’est plus extensible et s'est confiné à une « valeur culturelle, définie par des spécialistes choisis de la politique publique, supérieure à une valeur économique »5 d’autre part; les modèles économiques proposés reposent non seulement sur une « représentation imagée » mais ne sont surtout que peu lisibles et partagés entre acteurs publics et privés.

C’est dans ce cadre que les Cnar Financement et Culture, le C2RA, Aquitaine Active et l’Institut Départemental de Développement Artistique et Culturel de la Gironde (iddac) ont réalisé un outil d’accompagnement à la professionnalisation financière du secteur artistique et culturel. Car pour œuvrer communément à l’emploi et aux parcours artistiques, aux liens indissociables entre public-création-circulation des œuvres, à une meilleure compréhension entre artistes, structures culturelles publiques et privées, il était nécessaire d’exprimer et de partager un lexique et une méthodologie financière, permettant de traduire économiquement les conditions d’une production tout en étant en mesure d’initier une économie nouvelle de la création. C'est ainsi qu'est né le Référentiel méthodologique Créa'Fonds7 qui ne vaut que dans sa capacité à être transmis au delà du seul outil.

Mais pour se faire, seule la constitution d’un collectif, transcendant l’isolement originel de notre secteur, pouvait rendre efficiente ce dialogue commun. Cette « communauté d’envie culturelle et artistique» établit ainsi une complémentarité et une égalité dans la mise en œuvre d’un service à la population dans un principe d’intérêt général approprié par tous. Car s’il est vrai que les réseaux culturels ont été fondés par volonté d’harmonisation des programmations respectives dans un « intérêt général souvent limité à l’addition des intérêts particuliers de leurs membres »2, ils ont rarement associés des artistes et des partenaires privés et ont présenté un intérêt monolithique pour la seule diffusion et non pour la chaîne nécessaire à la réalisation d'un bien culturel.

C’est ainsi qu’est né le collectif CREa’Fonds. Composé de structures unies par leur volonté de s’impliquer dans une démarche solidaire et innovante autour de la création, il regroupe aujourd’hui en Gironde, des opérateurs culturels publics (Creac de Bègles, Le Carré-Les Colonnes St-Médard-Blanquefort, Clap de St-André de Cubzac, les Villes de La Teste, Libourne et Villenave d’Ornon et l’iddac, l'agence du Conseil général de la Gironde), des compagnies artistiques (Opéra Pagaï) et des organismes privés (Banque Française de Crédit Coopératif) et en préfiguration demain, le Centre National des Arts de la Rue Poitou-Charentes, l'Agence Culturelle Dordogne-Périgord, le Conseil général des Landes et les Compagnies Tombés du Ciel et la Grosse Situation.

Le collectif Créa'fonds se veut une prise en charge collective d'une création artistique et « une mutualisation accrue des risques de production et des résultats de la diffusion » afin de lutter « contre une création artistique massivement reportée sur chaque producteur élémentaire et spécialement sur les compagnies »8. Au-delà de l’apport en numéraire, tant en création qu'en diffusion, l’engagement du collectif se concrétise par une charte qui permet à tous de disposer d'une réelle compétence de producteur, suivant les projets de leur conception initiale jusqu'à leurs dernières manifestations publiques à l'issue de l'exploitation, et porte également sur des apports matériels et en industrie dans le cadre notamment de résidences rémunérées.

S’il s’est constitué autour du désir, qui dans le domaine culturel comme dans le domaine amoureux naît du désir de l’autre, Créa'Fonds a jeté également les bases d’une « société mutuelle ». Car, au delà de l’implication des opérateurs et des artistes dans la production et la diffusion, le collectif a également posé, en lien avec les acteurs de l'économie social (Chambre Régionale de l'Economie Sociale et Solidaire, le Réseau France Active et les Centres Nationaux d'Appui et de Ressources), un autre rapport à l'économie de la création, basée sur une véritable reconnaissance du travail artistique et de ses différents temps et sur un amortissement des productions dans la totalité de la chaîne de distribution. Les coûts de création encore à la seule charge des compagnies sont ainsi couverts et les droits de suite perçus par Créa'fonds (2,5 % du prix de cession reversés par les compagnies bénéficiaires) viennent abonder le fonds pour, de manière solidaire, soutenir de nouveaux projets artistiques. Ce principe de redistribution de la valeur d'échange des créations artistiques pose la «nécessité d'une appropriation moins privative et moins concentrée de la valeur d’échange générée par les secteurs de production»8 ;nécessité et engagement que nous avons eu parfois tendance à oublier ces vingt-cinq dernières années. En débordant les seuls réseaux affinitaires, avec leurs modes de fonctionnement et leurs critères parfois discutables de solidarité, Créa'fonds démontre ainsi que le spectacle vivant se retrouve pleinement dans les valeurs de l’économie sociale tout en conservant ses logiques de singularité et de diversité.

Cette coopération, qui lie intérêts publics et intérêts privés, ceux des organismes financiers comme ceux des compagnies, dans une économie mixte assumée, repose sur une valeur hautement partagée, celle de préserver la notion d’intérêt général9. A ce titre, et à son niveau expérimental et artisanal, Crea'Fonds contribue à une politique publique de la culture, soucieuse de la dimension solidaire des activités, des femmes et des hommes qui les produisent, et participe à un réencastrement de l'économie dans le social et non du social dans l'économique10, en étant proche en cela plus des Manifestes de l'Ufisc et dans une autre mesure de la Convention de l'Unesco et de l'Agenda21 de la culture plus que des théories économiques libérales. Reste aujourd'hui à convier des personnes individuelles à rejoindre le collectif pour que la notion de droits culturels chers à Alain Touraine et plus récemment à Jean-Michel Lucas, puisse s'exprimer « comme je le souhaite, dans le respect de la dignité de mes droits culturels et le respect de la dignité des droits culturels de mon voisin»5.

Par ses principes de non lucrativité et de gouvernance démocratique, avec le modèle exemplaire du principe coopératif quelque soit les apports de chacun (1 voix = 1 tête), par ceux qui définissent l'égalité dans la mise en œuvre d'un service à la population et la revendication d'appartenir à une économie qui situe femmes, hommes et travail au centre des projets artistiques et culturels, par enfin, le seul fait d’être ensemble, « sans aucune hypothèse d’identité commune, sans aucune intensité d’importance, mais exposée à la banalité, au commun de l’existence »11, Créa'Fonds contribue à combattre l’isolement artistique et culturel par la mise en œuvre d’espaces partagés, outils d’échanges des savoirs, de partage de la connaissance et de solidarité artistique.

Plus que la prise de risque, parfois chers aux artistes et aux programmateurs culturels, Créa’Fonds permet ainsi à chacun de prendre, solidairement, ses responsabilités.

François Pouthier

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SOURCES ET REMERCIEMENTS

1 - GREFFE (Xavier), La mobilisation des actifs culturels de la France, de l’attractivité culturelle du territoire … à la Nation culturellement créative, Rapport de synthèse sur l’attractivité culturelle, DEPS n°1270, Paris, mai 2006 culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/donnedieu/RapportGreffe.pdf

2 – POUTHIER (François), Créer, un bien commun aux conditions économiques et sociales précaires et fragiles, in Culture et Départements, janvier 2005

3 – ROUSSELIERE (Damien), L’économie sociale dans l’organisation et la coordination des activités productives : le cas du secteur culturel, Thèse de Doctorat, Grenoble, http://webu2.upmf-grenoble.fr/regulation/Theses_actualites/theses_resumes/resume_these_DRousseliere.pdf et MENGER (Pierre-M), Portrait de l’artiste en travailleur, métamorphoses du capitalisme, La République des idées, Seuil, Paris, 2002

4 – Voir remarques de DESCHAMPS (François), Biennale du Spectacle Vivant de Nantes : entre morosité et appel à l'imagination, in Culture et Départements, janvier 2010

5 - LUCAS (Jean-Michel), Pour la reconnaissance de l’économie créative solidaire, Revue de l’Observatoire des Politiques Culturelles N°35, juillet 2009, p.42-48

6 - Voir les mesures mises en œuvre par le Centre National des Variétés et/ou le Centre National de la Cinématographie

7 – Le Référentiel Créa'Fonds est un outil pédagogique conçu par des organismes d'appui à l'économie sociale et solidaire, en lien avec des compagnies et des opérateurs culturels, pour fiabiliser le montage des projets de production. Il propose une approche économique d'un projet artistique et permet d'offrir de nouvelles clés de lecture aux compagnies et à leurs partenaires. Composé d'un support méthodologiques et d'un progiciel informatique, son utilisation et son appropriation sont accompagnées par un partenaire de Créa'Fonds

8 - HENRY (Philippe), Spectacle vivant et culture d’aujourd’hui, une filière artistique à reconfigurer, PUG, Grenoble, 2009

9 - PIGNOT (Lisa), SAEZ (Jean-Pierre), Des rapports public/privé dans la culture, Revue de l’Observatoire des Politiques Culturelles N°35, juillet 2009, p.31-33, « Il est simpliste de croire que dans les politiques culturelles art et culture ait pu être un jour dissocié de l’économie. Il ne s’agit donc pas d’opposer un monde culturel par nature « hors marché » au monde barbare des grands enseignes », et BOISTARD (Eric), « Il ne faut pas confondre secteur économique marchand et marchandisation. Dans les musiques actuelles, à la différence des autres domaines artistiques, le lien avec l’économique est majeur et évident. Ce n’est pas pour autant que nous sommes vendus à la mondialisation », Biennale du Spectacle vivant, Nantes, janvier 2004, cité par POUTHIER (François), Culture et Départements, janvier 2005

10 - COLIN (Bruno), GAUTIER (Arthur), Pour une autre économie de l'art et la culture, Erès, Paris, 2009

11 – NANCY (Jean-Luc), The inoperative community, Mineapolis, London, 2004

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