Économie de la culture

Créer, un bien commun aux conditions économiques et sociales précaires et fragiles

Le modèle français de politique publique de la culture génère indubitablement une vie artistique et culturelle riche et foisonnante. Pour autant, depuis le milieu des années 90 et plus récemment au travers des différentes crises (statut de l’intermittence de 2003) et soubresauts (érosion progressive1 des capacités de soutien aux créateurs et aux structures de production des pouvoirs publics) qui ont émaillé notre secteur, une profonde remise en question est devenue inévitable pour protéger ce bien précaire et fragile que sont arts et culture. La territorialisation des politiques culturelles, via la montée en

puissance des collectivités locales dans le financement du patrimoine et de la création, le développement de nouvelles formes d’entreprenariat artistique et culturel sont autant d’évolutions qui contraignent aujourd’hui les acteurs à prendre de nouveaux arbitrages et les incitent à reposer leurs politiques culturelles.

 
Il est vrai que les conditions économiques et sociales du secteur artistique et culturel français sont caractérisées par une fragilité financière et structurelle endémique. La diversité des situations entre artistes, compagnies, structures d’entreprenariat culturel offrent un kaléidoscope de circonstances dont l’écheveau est bien difficile à démêler. Seules lignes communes, une croissance opiniâtre2. confrontée à une professionnalisation devenue nécessaire et une technicité de plus en plus importante (éléments techniques, fiscaux, comptables, management, ressources humaines, gestion prévisionnelle des emplois et compétences, …). Tout ceci dans un contexte politique, où les modalités d’intervention publique ne sont plus en capacité de croître tant au niveau de l’Etat que des collectivités locales et une «territorialisation » qui n’a posé, souvent qu’à la marge, le principe de coopération3 entre les différents niveaux de collectivités, générant financements vitrifiés et croisés à cahiers des charges antagonistes, rivaux voire improbables4.
Cette faiblesse, résultat d’une disparité plus que d’une diversité, a pour corollaire l’absence de projets à moyens et longs termes, une vision prospective défaillante, un lien diffus entre les différentes étapes du projet artistique, une concurrence interne liée tant à l’ego artistique de chacun qu’à son souci de légitimité publique, et l’absence de recherche et de développement dans un domaine qui affirme innovation, expérimentation et contemporanéité.
 
Fragilité, pauvreté parfois mais surtout précarité en sont une deuxième caractéristique. Après, et peut être en raison, du mythe judéo-chrétien du créateur devant sa feuille blanche et de « l’artiste-roi » des années Lang, le statut de l’artiste en travailleur n’est absolument pas reconnu.
Constatons d’une part comme conséquences, un accroissement non régulé de personnes revendiquant un statut d’artistes sans rémunération et une reconnaissance sociale plus que limitée, voire teintée dorénavant d’un mépris social affiché. Mais au-delà, dans un secteur où la pratique amateur, la consommation de biens culturels, la fréquentation des œuvres et des « produits » sont en perpétuel essor5, l’emploi précaire et ponctuel n’est plus en adéquation avec l’emploi artistique. L’activité d’un artiste ne se limite pas à la simple notion de représentation mais à différents temps de travail et d’activités non pris en compte. Ses champs d’actions actuels s’étendent bien au delà de l’espace du spectacle : dans la création bien entendu mais aussi dans les actions d’éducation, de médiation, de promotion et de formation, sans oublier le « travail invisible, soit le temps de recherche et de préparation effectué en amont du travail effectivement rémunéré » 6.
Soulignons d’autre part la carence d’insertion professionnelle. Un constat qui pose en premier lieu la question de la formation. Bien que plus « professionnalisés », les acteurs artistiques et culturels n’en sont pas mieux formés. Un postulat qu’il conviendrait certainement de modérer, tant les formations initiales se sont multipliées ces dix dernières années, parfois dans la même confusion que l’emploi. Mais c’est surtout le domaine de la formation continue7 qui demeure très largement insuffisante en France, tant par « réflexe » que par l’incapacité des structures et des salariés à s’y inscrire et celui de l’insertion professionnelle8 qui demeure inexistante là où procédures et structures intermédiaires se sont créés dans d’autres filières, telles l’environnement, le sport ou les services de proximité9. Enfin, rappelons que si la filière artistique et culturelle accueille aujourd’hui un nombre conséquent de personnes aux parcours et aux origines différentes avec un rôle évident « d’ascenseur social », elle apparaît également a contrario comme forte enfermante, alors que bon nombre d’emplois techniques, administratifs voire artistiques (graphisme, nouvelles technologies, …) développent des compétences communes avec d’autres filières professionnelles.
Modifier sa carrière, changer de profession, développer une double activité, anticiper des reconversions sont donc des enjeux inconnus dans une filière marquée par une forte propension à s’y inscrire et une forte inclination à s’y confiner.
D’où la présence constante de systèmes palliatifs. En jouant « un rôle de subventionneur passif de l’emploi »10, le régime d’assurance chômage de l’intermittence comme par ailleurs les différentes mesures prises en faveur de l’emploi durant ces vingt dernières années (TUC, CES, CEC, Emploi jeunes, CRE, …), ont joué un rôle majeur de soutien indirecte à la création. Rôle dont il faut aujourd’hui assumer la responsabilité tant pour les bénéficiaires que pour les pouvoirs publics, Etat en tête, collectivités par complicité.
 
Enfin, le domaine artistique et culturel a toujours revendiqué sa distance à l’argent et par là même à l’économie là où cette dernière a pourtant toute sa place11. Si l’on peut situer ce refus historique dans le Colloque de Venise de 1970 où la culture est appelée à lutter contre un marché dominant, la relation entre culture et économie s’est définie en France comme une opposition entre deux extrémités d’une échelle, celle d’une culture de masse économiquement libérale, souvent considérée comme populiste et qualitativement indéfendable et celle d’une culture publique de la singularité, basée sur l’exigence artistique et une « utopie de démocratisation ».
Pour autant, il est simpliste de croire que les politiques culturelles aient pu être un jour dissociées de l’économie. Des systèmes de partage équitables des gains mis en œuvre par « l’illustre théâtre » à ceux des industries culturelles12, en passant par la société anonyme des peintres et sculpteurs de 1876, culture et économie ont toujours entretenu un rapport étroit. La question n’est donc plus de reconnaître la valeur économique de la culture ; elle pèse aujourd’hui autant que l’aéronautique en terme d’emploi et de Produit Intérieur Brut en France. La question n’est plus de savoir s’il faut opposer moyens privés et moyens publics ; d’une part, une grande part de la culture en France s’est développée et repose sur une économie mixte (musiques actuelles, design, pratiques amateurs, arts visuels) au-delà de la seule question des industries culturelles ; d’autre part, nous voilà rattrapés par le processus européen et notamment celui de Lisbonne (2000) où comment il est démontré et encouragé que la culture créé de l’économie durable, de l’emploi et de la cohésion sociale tout en étant reconnu comme un élément nécessaire à l’épanouissement des individus dans la société.
Mais, à production particulière, organisation économique particulière. Il ne s’agit pas de trouver dans un secteur où la notion de profit n’est pas le but recherché, une rationalité économique par une mutualisation de la pauvreté et de la précarité mais de nouvelles formes de coopérations susceptibles de regrouper de manière durable des services communs aujourd’hui désolidarisés13. Il ne s’agit pas non plus de croire en la toute puissance de réseaux existants qui, fondés par affinités personnelles, par corporatisme, par reconnaissance de l’emploi ou par volonté d’harmonisation et de coordination d’actions, se sont investis prioritairement dans le seul domaine de la diffusion, sectorisés et étanches et malheureusement parfois plus exclusifs et divisés qu’inclusifs et solidaires.
 
Arts et culture sont dorénavant reconnus comme un élément nécessaire à l’épanouissement des individus dans la société et admis comme un service public soit une « activité exercée par une collectivité publique en vue de donner satisfaction à un besoin d’intérêt général ». Depuis le début du 20ème siècle, la reconnaissance de l’intérêt général de la culture est allée en s’élargissant de façon régulière. La Constitution de la 4ème République puis de la 5ème ont inscrit dans leur préambule que « la nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture ». Ce droit à la culture est d’ailleurs une valeur universelle puisqu’il s’inscrit comme tel dans la « Déclaration universelle des droits de l’homme » adoptée par l’ONU et dans la Déclaration plus récente de l’UNESCO sur la diversité culturelle.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Pour autant, ce bien indiscutable est confronté à de forts périls. Au-delà des constats, dorénavant bien identifiés et analysés mais pas encore totalement partagés, il est nécessaire si nous voulons maintenir et poursuivre le développement d’un service à la population d’intérêt général de mettre en œuvre de nouveaux espaces de solidarité, d’échanges, de valeurs et de savoirs partagés.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

François Pouthier14

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1 - LATARJET (Bernard) « Face à la réduction de la croissance des crédits publiques … », Biennale du Spectacle vivant, Nantes, janvier 2004

2 - Ce que certains défendent comme un résultat positif de la démocratisation

3 - GUIN (Yannick), adjoint au Maire chargé des affaires culturelles de la Ville de Nantes :« L’articulation entre les collectivités publiques ne marche pas. Il ne s’agit pas de convergences à trouver mais de partenariats. Pour cela, il faut que les collectivités territoriales aient des compétences marquées et données par la loi. Si cette responsabilité est assumée, elle permettra leur coopération sur des points précis », Biennale du Spectacle vivant, Nantes, janvier 2004

4 - Rappelons la nécessité de politiques d’évaluation systématisées et partagées (au-delà de la seule évaluation artistique). Voir également Conditions for Creative Artists in Europe, Svante Backman, Report from the EU Presidency Seminar in Visby.

5 - WALLACH (Jean-Claude), « La démocratisation culturelle a développé le public, c’est à dire la tranche forcément réduite des catégories sociales susceptibles d’aller au spectacle : de petits spectateurs, ils sont devenus grands : ils voient plus de spectacles, achètent plus de billets ... mais nous n’avons pas réussi à toucher les populations », Biennale du Spectacle vivant, Nantes, janvier 2004. A ce titre, rappelons l’importance des politiques d’accessibilité à l’art et à la culture, et notamment d’éducation artistique et culturelle.

6 - MENGER (Pierre-M), Portrait de l’artiste en travailleur, métamorphoses du capitalisme, La République des idées, Seuil, Paris, 2002

 

7 - VALADE (Jacques), Rapport d’information sur la création culturelle au Sénat, Paris, juillet 2004 : «la forte expansion et la diversification professionnelle du secteur n’ont pas été accompagnées des réformes nécessaires pour la formation professionnelle, l’organisation du travail, la structuration de l’emploi ».

 

8 - Soulignons ici la disparition progressive des compagnonnages artistiques professionnels (1ères parties de Music Hall pour exemple) en France mais toujours vivants dans d’autres pays comme au Québec sur le principe des « parrainages ».

 

9 - Voir les Pare, Civis, …

 

10 – LATARJET (Bernard), Rapport remis à la DMDTS, Paris, juillet 2004

 

11 - BENHAMOU (Françoise), L’économie de la culture, La Découverte, Paris, 2004

 

12 - BOISTARD (Eric), « Il ne faut pas confondre secteur économique marchand et marchandisation. Dans les musiques actuelles, à la différence des autres domaines artistiques, le lien avec l’économique est majeur et évident. Ce n’est pas pour autant que nous sommes vendus à la mondialisation », Biennale du Spectacle vivant, Nantes, janvier 2004

 

13 - COLIN (Bruno), Culture et économie solidaire, Cultures en mouvement N°31, octobre 2000

 

14 – Texte extrait de l'étude « les conditions économiques et sociales de la création », in Livre blanc de l'emploi culturel, Conseil général de la Gironde, Bordeaux, 2004